Réflexions sur le livre de Didier Pleux « Le Complexe de Thétis

Présentation du livre de Didier Pleux « Le Complexe de Thétis », Odile Jacob poches, 2019.

En ces temps exceptionnels de confinement sanitaire, il m’a semblé opportun de visiter cette réflexion autour des principes de plaisir et de réalité, du lien que nous entretenons avec chacun et de leur équilibrage parfois bien difficile pour nous.

Ce dernier livre de Didier Pleux est structuré autour de dialogues entre l’auteur et différents interlocuteurs issus de sa pratique, choisi pour illustrer comment la dialectique entre ces deux principes influence notre vie dès son début jusqu’à sa fin. Didier Pleux parle de la difficulté très actuelle de supporter les frustrations qui jalonnent inévitablement notre quotidien, du « déséquilibres entre les plaisirs voulus, les désirs et les nécessaire réajustements ou frustrations imposées par la réalité » (p.23). Pour notre auteur c’est le énième livre sur ce thème. Selon ses propres dires, il martèle le même message sur l’importance de l’intégration du principe de réalité comme gage d’une vie en harmonie avec soi, les autres et la réalité. Il revisite au passage quelques croyances construites par des figures célèbres comme Françoise Dolto, Montessori et Freud, à la lumière des réflexions de Jean-Jacques Rousseau, Jean Piaget et Emile Durkheim, entre autres.

La mythologie grecque raconte comment Thétis, la mère d’Achille, a voulu le rendre invulnérable, en plongeant son corps dans l’eau du Styx, mais en oubliant le talon par lequel elle le tenait. C’est donc par là qu’il devint vulnérable aux aléas de la réalité. Cette fable raconte combien il est important de tenir compte des limites que la vie impose à nos désirs, la nécessité d’apprendre à faire avec par un apprentissage précoce et de développer des outils de gestion de nos colères et de savoir–être face aux frustrations.

Dès son plus jeune âge, un enfant apprend grâce à ses parents que tout ne va pas se passer selon son désir et sa volonté. Cet apprentissage expérientiel lui permet de tirer des conclusions et donc de s’y adapter. Ainsi lorsque maman ne vient plus dans la seconde ou il la réclame, il développe un attachement à un objet, son doudou, qui, lui, sera toujours à ses côtés. La frustration est donc une source de créativité importante. Didier Pleux appelle cela faire « les synthèses de vie ». La vie offre des plaisirs, certes, mais aussi des frustrations. Si on accepte cela comme un fait inéluctable et inévitable de la vie, alors on est d’accord d’apprendre tout ce qu’il est possible de ce principe de réalité.

Selon notre auteur beaucoup de souffrances individuelles sont le résultat de notre incapacité à renoncer à notre toute-puissance infantile. Pour survivre à ce réel qui résiste à notre volonté, nous devons alors déployer toute une créativité morbide pouvant aller jusqu’à l’autodestruction. Cette intolérance à la frustration a son origine à la fois dans un manque éducatif et des réponses fluctuantes et molles de l’environnement social et plus tard à une forme de choix personnel. C’est la fabrication des enfants rois qui plus tard deviennent des adultes rois. Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà évoqué comme le site notre auteur dans son livre L’Emile. Lorsque « tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu’il désire … ».

Dans le dialogue avec une mère de deux enfants, l’un très sage et obéissant, l’autre en opposition constante, Didier Pleux dit que nos tâches éducatives ne sont pas les mêmes. Ainsi chez un enfant qui semble adopter naturellement les règles, l’adulte devra sans doute renforcer sa confiance en soi pour qu’il ose faire, dire et s’affirmer dans le lien aux autres.

L’enfant qui s’oppose aux règles et à l’autorité aura besoin de d’expérimenter que l’adulte sera solide face à lui dans l’expression des limites énoncées, que le cadre tient face à ces colères ou d’autres stratégies comme la séduction. Il aura besoin de comprendre que le réel est malgré tous ses efforts pour le modifier à son désir.

Ce qui distingue ces deux tempéraments c’est la nature du lien à l’autre. Ainsi il y a ceux qui font une grande, voire une trop grande place à l’autre, et ceux pour qui l’autre représente un obstacle qui empêche de jouir dans l’immédiat et qu’il faut donc être plus fort que lui ou trouver une autre manière de le contourner.

Dans la conversation avec cette mère, on entend ses craintes pour son enfant trop docile qui se fera marcher dessus plus tard, au contraire de son enfant rebelle qui lui sait déjà défendre ses valeurs, ses opinions, ses désirs, laissant transparaître une forme de contentement chez elle. A ces inquiétudes pour l’un et ses fiertés pour l’autre, Didier Pleux répond que l’empathie permet le développement de beaucoup de qualités et de compétences relationnelles importantes pour construire une belle vie. Pour le mini rebelle en couche-culotte, si l’éducation ne vient pas donner des outils pour maîtriser la toute-puissance infantile, il sera soumis au bon vouloir des autres qui se laisseront ou pas dominer par cette forte tête. Il sera donc plutôt malheureux et frustré que le réel ne veuille pas se plier à son dictat. La croyance que les êtres dominants sont heureux car imposant leurs désirs, à la différence de ceux qui s’accommodent aux autres et au réel, à la vie dure. Ils attirent souvent l’attention des plus anxieux qui rêvent d’avoir ce qu’ils voient comme une audace et de l’affirmation de soi, alors que dans les faits ils sont même particulièrement vulnérables puisqu’ils peuvent s’effondrer à la moindre contrariété.

S’en suit un dialogue avec une enseignante, perdue dit-elle, entre des injonctions professionnelles qui semblent contradictoires, favoriser la motivation, donc son plaisir, de chaque enfant, moteur des apprentissages et les obliger à étudier des matières déplaisantes !

A cette apparente contradiction notre auteur répond qu’à force de laisser un enfant libre d’apprendre que ce qui lui fait plaisir, il aura de plus en plus de peine à faire des efforts devant les matières jugées déplaisantes. Le philosophe Sénèque l’a ainsi dit : Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. Le devoir de l’éducateur comme de l’enseignant est d’accompagner l’enfant dans ces apprentissages difficiles pour l’aider à surmonter la difficulté. Les victoires sur l’adversité procurent par ailleurs une joie plus intense que celles obtenues facilement.  Dans cette conversation autour des libertés à accorder pour favoriser l’autonomie et les contraintes à poser pour surmonter les écueils de la vie, il est fait référence aux illustres pédagogues du XX iéme siècle comme Montessori, Freinet et leur inspirateur et mentor Freud. A cette époque un enfant était vu comme un objet au service de l’adulte et de l’Etat. Il devait surtout apprendre à obéir aux dictats des autres. Il n’était pas question, ni de besoins ni de désirs. Il était donc impératif de libérer l’enfant des servitudes et exiger son respect inconditionnel. Dans les années 50, le pédiatre, Terry Brazelton a participé à un documentaire devenu célèbre Le bébé est une personne permettant enfin de reconnaître que le bébé n’était pas qu’un tube digestif, mais habité par des émotions et des sensations, révolutionnant ainsi le lien avec lui. Une expression de ce changement de nature fut l’injonction faite aux mères par les pédiatres de passer d’un allaitement à heure fixe à la demande, préfigurant une forme de renversement de rôle entre enfant et parent !

Dans notre époque libertaire où les contraintes idéologiques, religieux et étatiques ont été remplacées par une responsabilité personnelle et individuelle, il est urgent d’apprendre selon la formule d’Albert Camus « Un homme ça s’empêche ».  C’est un apprentissage long et douloureux qui ne peut se faire que dans le lien à l’autre et au réel.

Le rôle de l’adulte est indispensable pour civiliser les pulsions de l’enfant. Eduquer c’est penser, c’est mettre de la réflexion là où il n’y a que de l’action. S’accommoder au réel est donc un acte de pensée alors que l’émotion est soumise à la pulsion, donc plus difficile à maîtriser. Le travail avec les adolescents jouisseurs de plaisirs immédiats est de prendre conscience que cette forme de plaisir les maintient dans un ici et maintenant, sans futur et toujours à la merci des aléas du réel. Elaborer un projet de vie c’est apprendre à construire pour le futur quelque chose qui dépendra que de nous. Comme l’écrit Didier Pleux « il va découvrir ce qu’est une jouissance décidée par lui-même et non consommée » p.84. Le plaisir immédiat ne construit rien, il n’est que de la pure consommation.

L’équilibrage entre principe de plaisir et principe de réalité est aussi à l’œuvre au sein du couple. Notre auteur nomme les « attentes irrationnelles » dans le couple,  celles qui dictent à l’autre comment il doit être et comment il faut qu’il se conduise envers moi. Ces injonctions absolutistes ne correspondent pas à la réalité de l’autre. Cette manière de voir rejoint les propos d’Yvon Dallaire que nous avons eu la chance d’interviewer pour la Gazette sur le bonheur (numéro 25 décembre 2014). Il nous parle des jeux de pouvoir dans la relation et comment les couples malheureux sont ceux qui ne parviennent pas à les dépasser, trop focalisés qu’ils sont sur avoir raison des problèmes insolubles : « ils se disputent indéfiniment pour savoir qui a raison et qui a tort ». Ce besoin d’avoir raison peut être vu comme un plaisir qui fait perdre de vue la réalité de chacun. Pour sortir de ce piège où tombe beaucoup de couple il est impératif de renoncer à l’idéalisation de l’autre pour accepter le réel du couple. Il n’est pas question de résignation ni de soumission, mais de dialogue. « Accepter la réalité, c’est observer, voir et tenter de la modifier par la parole partagée » p.178.

Dans une dernière conversation avec un patient fraîchement retraité, Didier Pleux aborde le dernier chapitre de notre vie, notre finitude. La mort est le principe de réalité qui nous soumet tous et toutes. L’accepter comme un fait inéluctable, c’est permettre de voir le côté précieux de la vie.  C’est  « l’ultime acceptation » p.195, pour cueillir les joies de la vie qui sont encore là, dans l’ici et maintenant.

Finalement accepter notre réalité, celle des autres et celle du monde dans lequel on vit est le défi de toute vie. A nous de le relever !

 

 

Monika DUCRET

Conseillère conjugale et Thérapeute de FamilleDIDIER PLEUX